La « Translation de la girafe »

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Article d’Olivier Lebleu, écrivain et historien, auteur des Avatars de Zarafa (Arléa, 2006)


Le 4 mai 1827, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire arrive à Marseille pour une mission royale : remonter le cadeau offert par le pacha d’Égypte, Méhémet Ali, à Charles X – une girafe !

Aussi improbable qu’une licorne

Les Français n’ont encore jamais vu un tel animal vivant. Certains privilégiés ont pu en observer une dépouille, et d’autres des représentations plus ou moins réalistes. Mais pour la majorité du peuple, la girafe est aussi improbable qu’une licorne.

Quelle belle occasion, pour le célèbre naturaliste, d’apporter la science au seuil des humbles ! Il en profitera pour dénicher des spécimens de « monstres » dans les collections naturalistes de province, afin d’enrichir ses études de tératologie.

Le savant doit cet honneur autant à ses travaux de scientifique qu’à ses débuts prestigieux : emmené par Napoléon dans sa campagne d’Égypte avec d’autres collègues, il sut démontrer son professionnalisme ainsi qu’un courage remarquable face à l’ennemi anglais, à seulement 25 ans ! Il en a maintenant 55 et il est perclus de rhumatismes…

Aidé par le préfet des Bouches-du-Rhône, qui héberge le bel animal du Roi, Saint-Hilaire doit choisir le meilleur  moyen de monter la girafe à la capitale : par bateau en contournant l’Espagne jusqu’à l’embouchure de la Seine, par la voie des fleuves ou bien à pied (ou plutôt à sabot) pour quelque 880 kilomètres ?

Un étrange cortège

Ce sera la troisième solution. Au matin du 30 mai, un étrange cortège se met en branle : la girafe, tenue en longes par trois palefreniers arabes, marche derrière les deux vaches qui lui servent de nourrices. Saint-Hilaire a engagé un interprète franco-arabe, loué une charrette et une voiture attelée. Il a même pensé à commander un vêtement de pluie, en toile goudronnée et armoriée, pour le précieux animal. À chaque changement de circonscription, la colonne sera escortée par de nouveaux gendarmes à cheval.

Car il faut bien écarter du passage les diligences, les charrettes et dissuader les curieux de s’approcher de trop près. À Tain-l’Hermitage, la girafe marche sur un clou, que l’on parvient à ôter sans infection, ouf ! À Lyon, quand un millier de personnes se rassemble pour la voir place Bellecour, le cheval d’un gendarme rue et affole la girafe, qui envoie ses palefreniers dans les airs et galope autour de la statue équestre de Louis XIV. Bilan : plusieurs blessés, dont Saint-Hilaire lui-même.

Épuisé, le savant imagine de placer la girafe sur une barge à partir de Châlons. Cette solution permettrait à tout le monde, humains et animaux, de se reposer tout en échappant à la marée populaire. Saint-Hilaire se fend alors d’une véritable supplique à l’intention du Ministre de l’Intérieur – qui ne lui répond pas. Et la petite troupe reprend son chemin de gloire et d’angoisse.

La girafomania

En province comme à la capitale, les journaux chroniquent l’événement, sans être dupes de la manœuvre. Voici le cadeau d’un pacha, suppôt des Turcs, massacrant dans le même temps les Grecs qui tentent d’arracher leur indépendance à l’empire ottoman ! Voici l’effort pathétique d’un roi réactionnaire pour redorer un blason bien écorné par le retour de la censure ! Tandis que les caricaturistes se déchaînent, une girafomania envahit les arts et l’artisanat.

Pour Saint-Hilaire, l’enjeu est d’abord scientifique. Grâce à la girafe, il confirme sa théorie du balancement des organes. Et trente ans avant le darwinisme, il a compris que la vérité se trouve du côté de la théorie transformiste de Lamarck – qui prit en exemple les girafes – en opposition au fixisme de Cuvier, son collègue directeur du Muséum.

À Auxerre, le 23 juin, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire vient à la rescousse de son père, victime de crises de rétention urinaire. Un détour par Fontainebleau permet d’éviter l’hystérie dans la dernière ligne droite. Et la girafe entre triomphalement dans Paris le 30 juin 1827.

Le savant se précipite chez son chirurgien. Après un périple de 41 jours, peut-il enfin se reposer ? Non, car la duchesse d’Angoulême décrète que la présentation officielle aura lieu au château de Saint-Cloud ! Le 9 juillet, le naturaliste reprend donc la tête de son cortège pour montrer au roi son cadeau.

La girafe se montre admirable de diplomatie, passant de l’amble au galop, broutant des pétales de rose dans les mains de Charles X et baissant ses cornes pour laisser la duchesse de Berry la couronner de fleurs. Ébloui, le roi félicite et remercie. Installé ensuite dans la rotonde du Jardin des Plantes, l’animal verra défiler 600 000 visiteurs en trois mois !

À l’âge honorable de 21 ans, la première girafe de France s’éteint en 1845 – six mois après Saint-Hilaire. Naturalisée, Zarafa (nom qu’on lui attribua tardivement) savoure son immortalité au Muséum d’Histoire naturelle de La Rochelle, depuis 1931. Son destin est à jamais lié à celui de ce « grand homme ».

À lire :

Gabriel DARDAUD, Une girafe pour le Roi (Dumerchez-Naoum, 1992 ; rééd. Elytis, préf. O. Lebleu, 2007)

Michael ALLIN, La Girafe de Charles X (trad., Lattès, 2000)

Olivier LEBLEU, Les Avatars de Zarafa (Arléa, 2006 ; trad. In the Footsteps of Zarafa, Rowman & Littlefield, 2020)

Olivier LEBLEU, Le Talisman de la Girafe (théâtre, Amok, 2017)

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