Une lecture de Péguy par Samir Siad


 

 

Je suis si vieille que ma vieillesse même se perd dans la nuit des temps. Je suis une pauvre vieille femme sans éternité : moins que rien ; une loque ; un vieux chiffon de femme. Qu’est-ce qu’une femme, une (pauvre) vieille femme sans son éternité ? Qu’est-ce qu’il en reste ? C’est moi qui fus la belle Clio, si adulée. Comme je triomphais au temps de mes jeunes réussites. Puis l’âge vint. Et je touche à présent à ce même âge où je n’aurai plus rien. Alors j’essaie de me tromper. Je me livre à des travaux, à ces travaux ingrats qui me consument comme un sable altéré, je me consume dans ce désert sans fin. Moi, l’histoire, je trompe le temps. J’ai été malade récemment. Vous le savez : rien de l’histoire ne peut passer inaperçu ; et vous rien de ce qui concerne l’histoire ne peut vous demeurer étranger. Il ne vous est donc point resté étranger qu’il y a huit ou dix mois je fus assez sérieusement malade. Je relus L’Iliade et L’Odyssée, ces livres de ma jeunesse.

[…]

Quand on a l’honneur d’être malade, et le bonheur d’avoir une maladie qui vous laisse la tête libre, (au moins provisoirement et pour le temps de sa durée propre, car après, et dans le temps dit de convalescence elle se rattrape bien, la gueuse) la jaunisse par exemple, pour prendre un exemple au hasard, la grossièrement dite et vulgairement nommée jaunisse, qui vous laisse la tête saine, mais qui (heureusement?) vous empêche rigoureusement de travailler, défense rigoureuse du médecin, défense rigoureuse de la nature, c’est alors, et alors seulement, qu’on est le lecteur idéal ; et c’est bien la seule fois qu’on le soit (car ce n’est pas à vous, mon ami, qu’il faut que j’apprenne que la lecture elle-même est une opération, qu’elle est une mise en oeuvre, un passage à l’acte, une mise en acte, qu’elle n’est donc point indifférente, nulle, qu’elle n’est point un zéro d’activité, une passivité pure, une table rase ; car nous sommes tellement pressés de travail de toute(s) part(s) dans la vie ordinaire, assaillis, assiégés, bloqués des nécessités de l’existence, bourrés de travail, bourrés de scrupules, bourrés de remords, que nous ne lisons plus jamais que pour travailler ; quand nous sommes malades, et alors seulement, et seulement de ces sortes de maladies, qui laissent la tête libre et saine, et cependant forcent à garder le lit, et interdisent formellement de travailler, alors par exception, par une sorte de respect, imposé, temporairement, par une sorte de trêve, provisoirement (au lieu qu’il faudrait que ce fût essentiellement) nous redevenons momentanément ce qu’il ne faudrait jamais cesser d’être, des lecteurs ; des lecteurs purs, qui lisent pour lire, non pour s’instruire, non pour travailler ; de purs lecteurs, comme il faut à la tragédie et à la comédie de purs spectateurs, comme il faut à la statuaire de purs spectateurs, qui d’une part sachent lire et d’autre part qui veuillent lire, qui enfin tout uniment lisent ; et lisent tout uniment ; des hommes qui regardent une oeuvre tout uniment pour la voir et la recevoir, qui lisent une oeuvre tout uniment pour la lire et la recevoir, pour s’en alimenter, pour s’en nourrir, comme d’un aliment précieux, pour s’en faire croître, pour s’en faire valoir, intérieurement, organiquement, nullement pour travailler avec, pour s’en faire valoir, socialement, dans le siècle ; des hommes aussi, des hommes enfin qui sachent lire, et ce que c’est que lire, c’est-à-dire que c’est entrer dans ; dans quoi, mon ami ; dans une oeuvre, dans la lecture d’une oeuvre, dans une vie, dans la contemplation d’une vie, avec amitié, avec fidélité, avec même une sorte de complaisance indispensable, non seulement avec sympathie, mais avec amour ; qu’il faut entrer comme dans la source de l’oeuvre ; et littéralement collaborer avec l’auteur ; qu’il ne faut pas recevoir l’oeuvre passivement ; que la lecture est l’acte commun, l’opération commune du lisant et du lu, de l’oeuvre et du lecteur, du livre et du lecteur, de l’auteur et du lecteur ; comme le spectacle est l’acte commun, l’opération commune de l’oeuvre dramatique et du spectateur, de l’auteur dramatique et du spectateur ; comme la contemplation de la statue, la représentation de la statuaire est l’acte commun, l’opération commune de l’oeuvre et du spectateur, de l’auteur statuaire et du spectateur. Une lecture bien faite, une lecture honnête, une lecture simple, enfin, une lecture bien lue est comme une fleur, comme un fruit venu d’une fleur ; (elle est comme le duvet sur la pêche, disait l’ancien) ; elle n’est pas moins que le vrai, que le véritable et même et surtout que le réel achèvement du texte, que le réel achèvement de l’œuvre ; comme un couronnement ; comme une grâce particulière et coronale ; comme une ombelle à l’achèvement d’une tige ; comme un fronton mis sur les colonnes du temple ; comme un fronton placé, harmonieusement posé ; comme un fronton mis, placé à l’achèvement du temple ; comme une fructification mise et poussée à point ; comme une maturation, un point de maturité, une fois posé, une fois choisi, une fois abouti ; comme un complètement ; comme un point rare, unique, singulier ; comme une singularité ; comme une réussite ; comme un point une fois obtenu, une fois réussi ; comme une atteinte ; comme une nourriture et un complément et un complètement de nourriture ; comme une sorte de complètement d’alimentation et ensemble d’opération. La simple lecture est l’acte commun, l’opération commune du lisant et du lu, de l’auteur et du lecteur, de l’oeuvre et du lecteur, du texte et du lecteur. Elle est une mise en oeuvre, un achèvement de l’opération, une mise à point de l’oeuvre, une sanction singulière, une sanction de réalité, de réalisation, une plénitude faite, un accomplissement, un emplissement ; c’est une oeuvre qui (enfin) emplit sa destinée. Elle est ainsi littéralement une coopération, une collaboration intime, intérieure ; singulière, suprême ; une responsabilité ainsi engagée aussi, une haute, une suprême et singulière, une déconcertante responsabilité. C’est une destinée merveilleuse, et presque effrayante, que tant de grandes oeuvres, tant d’oeuvres de grands hommes et de si grands hommes puissent recevoir encore un accomplissement, un achèvement, un couronnement de nous, mon pauvre ami, de notre lecture. Quelle effrayante responsabilité, pour nous. (Et aussi, en un sens, quelle responsabilité pour l’auteur, pour les auteurs, pour ce petit peuple d’auteurs qui forcent ainsi, qui entraînent, qui induisent à la collaboration, ultérieure, à la coopération, temporellement indéfinie, ce grand peuple des lecteurs, au moins ce peuple plus grand, si grand jadis, dont aujourd’hui le nombre diminue tous les jours). C’est ici un jeu cruel du sort, comme on disait, nous dirons un des jeux les plus cruels de la destination temporelle, et qui lui ressemble tout à fait, qui est tout à fait dans son genre et de sa sorte, que nul auteur n’ait temporellement jamais le droit de fermer sa porte, que nulle oeuvre ne soit éternellement temporellement jamais close dans aucun atelier ; c’est un des mystères les plus inquiétants peut-être de la destination temporelle, un des plus pleins, des plus bourrés d’inquiétude, que nulle oeuvre, si achevée soit-elle, et qu’elle nous paraisse, et peut-être qu’elle ait paru à l’auteur son père, nulle oeuvre pourtant n’est temporellement si achevée, n’a temporellement si complètement reçu son chef qu’elle ne doive encore être perpétuellement achevée comme inachevée, au titre d’inachevée, qu’elle n’ait à recevoir et qu’elle ne reçoive et qu’elle ne doive recevoir perpétuellement un chef, un couronnement lui-même perpétuellement inachevé. C’est le sort commun de tout le temporel, de l’oeuvre même, en ce qu’elle est temporelle. Elle obtiendra toujours, bon gré mal gré, volens nolens, un accomplissement perpétuel, un achèvement, un couronnement perpétuellement éternel, perpétuellement incomplet lui-même, perpétuellement inachevé, que peut-être, que sans doute elle ne demandait pas ; à laquelle elle pouvait ne pas tenir ; à laquelle généralement elle ne tenait certainement pas ; l’auteur aimant bien, l’ignorant, le sot, le d’avance déçu, — le plus grand génie du monde, — être maître chez lui. 

[…]

L’auteur voudrait goûter, l’auteur voudrait se nourrir du repos de la paix éternelle. Décevance : dans cet atelier fermé nous sommes tous perpétuellement toujours : une mauvaise lecture d’Homère a un retentissement sur et dans l’oeuvre, sur et dans l’auteur. Et une mauvaise lecture d’Homère est toujours tout ce qu’il y a de plus possible, tout ce qu’il y a de plus facile, tout ce qu’il y a de le plus dans nos moyens. On le sait de reste et on ne s’en fait pas faute. Une mauvaise lecture d’Homère de nous découronne en un certain sens et d’une certaine sorte et pour une certaine part, pour un fragment, proportionné, découronne d’autant l’homme et l’œuvre ; une bonne lecture le (re)couronne(rait). Une mauvaise lecture de nous d’Homère, enfin d’Homère par nous, le redécouronne. Et c’est ainsi, un perpétuel, un temporellement éternel va-et-vient, un achèvement qui n’est lui-même jamais achevé, un désachèvement qui lui-même est le seul qui puisse peut-être s’achever, car c’est ici l’ordre du temporel, et c’en est la loi, c’est (ici) le mécanisme même du temporel que dans cet ordre, dans cet acte commun, dans cette opération commune du lisant et du lu, de l’auteur et du lecteur, du texte et du lecteur, les valeurs d’accroissance, d’accroissement, de couronnement ne sont jamais sûres de leur accroissement. Les valeurs de décroissance, de décroissement, de découronnement peuvent être, peuvent devenir sûres du découronnement et de la décroissance. Toutes les bonnes lectures d’Homère ne feront pas que ce texte, ne feront pas que l’Iliade et l’Odyssée reçoivent un couronnement impérissable. Trop de mauvaises lectures peuvent avilir, peuvent mutiler littéralement un texte, peuvent comme désorganiser ce texte de telle sorte que le monument même qu’il constitue puisse périr, périsse irrévocablement. Ici les pertes sont acquises, et les gains ne le sont pas, ne le peuvent pas être. C’est la loi commune, générale, de tout le temporel. Et il n’y a point à se sauver par l’indifférence et l’indifférent et le zéro de lecture pour échapper à choisir entre la bonne et la mauvaise lecture et notamment pour échapper à la mauvaise lecture.

[…]

C’est ici le plus grand mystère peut-être de l’événement, mon ami, c’est ici proprement le mystère et le mécanisme même de l’événement, historique, le secret de ma force, mon ami, le secret de la force du temps, le secret temporel mystérieux, le secret historique mystérieux, le mécanisme même temporel, historique, la mécanique, démontée, le secret de la force de l’histoire, le secret de ma force et de ma domination; c’est par là, exactement par le jeu de ce mécanisme, que j’ai assis ma domination temporelle. En vérité je vous le dis, moi l’histoire : C’est vraiment un scandale ; et c’est donc un mystère ; et c’est vraiment le plus grand mystère de la création temporelle : Que les (plus grandes) oeuvres du génie soient ainsi livrées aux bêtes (à nous messieurs et chers concitoyens) ; que pour leur éternité temporelle elles soient ainsi perpétuellement remises, tombées, permises, livrées, abandonnées en de telles mains, en de si pauvres mains : les nôtres. C’est-à-dire tout le monde. Nos regards, nos sots regards y laissent et y reprennent incessamment, y mettent et y regrattent sans cesse une patine invisible. C’est cette patine qui est proprement la patine historique. Nos mauvais regards, nos regards indignes découronnent ces temples. Des bons regards, des regards dignes les recouronneraient temporairement. Des compléments, des complètements indispensables se feraient. Des achèvements indispensables se feraient. Je dis indispensables, car si nous ne les faisons pas, nul ne les fera, jamais. Un bon regard, un regard antique achève. Un mauvais regard, un regard barbare, un regard moderne désachève. Un regard nul, zéro regard, pas de regard du tout est en un sens le plus mauvais, le pire mauvais regard : car c’est le regard de la dénutrition définitive, de la désaffection finale, c’est le regard de l’abolition éternelle, c’est enfin le regard de la désintégration de l’oubli. L’artiste a fermé l’atelier sur son oeuvre. Il avait les yeux brouillés. C’était fini. Il ne voulait plus rien savoir. Il ne pouvait plus voir son oeuvre. J’entends qu’au lieu de la voir du seul regard, du regard toujours frais, toujours neuf, toujours nouveau, toujours innové du créateur, de l’auteur, il commençait de la voir, bon gré mal gré, il commençait irrévocablement de la voir d’un regard habitué, ce regard à partir du commencement duquel il n’y a plus rien à faire. Il n’y avait donc plus rien à faire. Son regard n’était plus neuf. C’est la seule cécité qui soit irréparable pour l’artiste. Alors il a fermé la boîte. Lui l’auteur il commençait de voir comme un public. Il devenait son premier public, son commencement de public. Et dans cet atelier que l’auteur a fermé, que la mort a fermé, nous sommes tous tout de même toujours, nous (autres) les petits, et l’oeuvre est en(tre) nos mains, et le sort de l’oeuvre, puisqu’elle est sous nos regards. Et nous emplissons l’atelier de notre indigne, de notre indigent brouhaha. À chaque instant nous sommes libres de dire et de faire des bêtises, mon pauvre ami, et nous en faisons, ce n’est rien de le dire. Nous sommes libres de tenir les propos que nous voulons, hélas, c’est-à-dire d’apporter, d’introduire les collaborations que nous voulons. Nous sommes libres de dire et de faire toutes les sottises, que nous voulons. Et nous en voulons beaucoup. Et ce qu’il y a de pire, c’est que quand nous n’en voudrons plus, alors ce sera le pire, car ce sera l’oubli, fourrier de cette mort. Il est effrayant, mon ami, de penser que nous avons toute licence, que nous avons ce droit exorbitant, que nous avons le droit de faire une mauvaise lecture d’Homère, de découronner une oeuvre du génie, que la plus grande oeuvre du plus grand génie est livrée en nos mains, non pas inerte mais vivante comme un petit lapin de garenne. Et surtout que la laissant tomber de nos mains, de ces mêmes mains, de ces inertes mains, nous pouvons par l’oubli lui administrer la mort. Quel risque effroyable, mon ami, quelle aventure effroyable ; et surtout quelle effrayante responsabilité.

Charles Péguy, Clio (1917), Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, Paris, © Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, t. III, édition de R. Burac.

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Edgar Degas, La vieille femme italienne, 1857, Metropolitan Museum of Art © MET Museum

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