La postérité complexe de Charles Péguy

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Article de Denis Labouret, maître de conférences h.d.r à Sorbonne université


Conformément aux craintes qu’il exprimait dans un passage de Clio, Charles Péguy fut moins que tout autre peut-être maître de sa postérité : de l’entre-deux-guerres à nos jours, l’oeuvre aura connu une fortune inégale et suscité des interprétations très diverses.

Péguy lui-même avait médité sur la destinée des grandes œuvres, soumises à l’épreuve du temps. Aucune œuvre n’existe sans les lecteurs qui la feront vivre, pour le meilleur mais aussi pour le pire. La sienne n’échappe pas à cette règle : si elle rencontre encore aujourd’hui de nombreux lecteurs et de vrais héritiers, elle fut aussi et peut encore être victime de lectures fausses, qui la trahissent ou la méconnaissent.

Cette postérité complexe et ambiguë tient certes à la complexité même de l’œuvre, mais aussi aux conditions de la mort de l’auteur, aux premiers jours de la Grande Guerre. Car une grande partie de son œuvre était alors inédite, et il fallut des décennies avant que ne soient connus tous les textes laissés inachevés. Et la mort du lieutenant Péguy « au champ d’honneur » donna lieu très vite à une annexion de sa mémoire par la droite nationaliste, au mépris des convictions socialistes et dreyfusistes qu’il n’avait jamais reniées.

De 1914 à 1950 : une postérité ambiguë

On peut alors distinguer trois étapes dans la réception de Péguy. La première s’étend de 1914 aux environs de 1950. Durant cette période, la présence de Péguy dans le débat public est importante, mais son nom revêt des significations très diverses, parfois contradictoires. À la suite de Maurice Barrès, qui s’était empressé de lui rendre hommage en septembre 1914, la droite la plus conservatrice va longtemps célébrer le poète patriote et catholique. Sous l’Occupation, beaucoup ne veulent retenir de Péguy que le chantre de la « France éternelle », mobilisé au service de la triade « Travail, Famille, Patrie ». Est ainsi compromis avec le parti de la défaite et de la collaboration celui qui s’était si clairement engagé contre les capitulards de 1870 et pour une résistance inflexible en cas de guerre. Un autre courant s’est toutefois développé qui va au contraire nourrir l’esprit de la Résistance, par fidélité envers les enseignements fondamentaux de Péguy et son rejet de l’antisémitisme. Il se manifeste chez les penseurs « personnalistes » (Emmanuel Mounier, qui crée la revue Esprit en 1932) et les catholiques de gauche (autour de Temps présent puis de Témoignage chrétien), chez le Bernanos anti-maurrassien de Scandale de la vérité (1939), chez les lecteurs vigilants qui fondent l’Amitié Charles Péguy dans la clandestinité (1942) comme chez Albert Béguin qui lance la même année les Cahiers du Rhône, enfin chez de Gaulle lui-même, grand admirateur de Péguy. À la Libération, il est donc clair que le « Péguy déshonoré » de Vichy laisse place à un « Péguy libéré », rétabli dans sa vérité. De nombreuses publications, à la suite du Péguy de Romain Rolland, attestent cet intérêt très partagé pour l’auteur au lendemain de la guerre.

Des années 50 aux années 80 : l’écrivain du passé

Dans les années 1950-1990, on constate pourtant un net repli. Le marxisme et l’existentialisme qui règnent dans le champ des idées, comme plus tard les avant-gardes formalistes et structuralistes, ignorent Péguy, ce « gêneur mis au placard » (Jean Bastaire). Les célébrations officielles du cinquantenaire de sa mort en 1964 et la canonisation académique du « Lagarde et Michard » renforcent l’impression qu’il appartient désormais au passé. Malgré l’apport de grands théologiens péguystes comme Jean Daniélou et Henri de Lubac aux travaux du concile Vatican II, les chrétiens ignorent le plus souvent ce que les nécessaires mutations de l’Église doivent à la pensée de Péguy. On voit même revenir les caricatures d’un Péguy nationaliste et raciste, voire préfasciste, sous la plume de Bernard-Henri Lévy (L’Idéologie française, 1981) ou de Tzvetan Todorov (Nous et les autres, 1989).

Des années 90 à nos jours : regards neufs sur un auteur visionnaire

Tout change avec le déclin du marxisme dogmatique, qui s’accélère vers 1990. C’est le moment où paraissent par ailleurs les trois tomes des Œuvres en prose complètes de Péguy éditées par Robert Burac dans la « Pléiade ». Dès lors, les contresens sont plus difficiles, le contexte plus favorable. C’est la troisième étape, qui est encore la nôtre. Les recherches universitaires ne cessent de se développer, avec l’appui de l’Amitié Charles Péguy, du Centre Péguy d’Orléans et de la famille Péguy. En témoignent en 2014, lors du centenaire de la mort de Péguy, un grand colloque à Cerisy-la-Salle ainsi que la nouvelle édition des Œuvres poétiques et dramatiques dans la « Pléiade ». Péguy ne cesse d’inspirer par ailleurs les acteurs du débat public. On pense à l’anthropologue Bruno Latour (1947-2022), ou aux « trotsko-péguystes », « républicains-péguystes », « démocrates-péguystes », « centro-péguystes » dont parlait François Bayrou en 2014, évoquant à ses côtés le journaliste Edwy Plenel, le philosophe Alain Finkielkraut et l’historien Jacques Julliard. Via Paul Ricœur, lui-même héritier intellectuel de Gabriel Marcel et d’Emmanuel Mounier, Emmanuel Macron se rattache aussi à cette famille d’esprit.

Péguy a eu peu de successeurs avoués dans le champ de la poésie, en dehors d’une veine « spirituelle » qui se prolonge peut-être jusqu’à Pierre Emmanuel et Jean Mambrino. Mais sa Jeanne d’Arc a inspiré l’un des cinéastes les plus inventifs d’aujourd’hui, Bruno Dumont, dans deux films de 2017 et 2019. Quant au prosateur, il nous paraît d’autant plus « moderne » qu’il a combattu en son temps les illusions de la modernité (Antoine Compagnon, Les Antimodernes, 2005), et on reconnaît qu’il a imprimé sa marque au genre de l’essai littéraire par l’expérience fondatrice des Cahiers de la Quinzaine (Marielle Macé, Le Temps de l’essai, 2006).

À lire :

Leroy (Géraldi), Charles Péguy, Paris, Armand Colin, 2014.

Coutel (Charles) et Thiers (Éric), dir., La Pensée politique de Charles Péguy. Notre République, Toulouse, Privat, 2016.

Crédits photos :

Illustration de l’article : Timbre de 1950 © WikiTimbres

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