Ce que la chimie organique doit à Marc Julia

RETOUR AU DOSSIER

Article de Pierre Sinaÿ, membre de l’Académie des sciences


Fasciné par l’art de la construction de molécules organiques, Marc Julia avait choisi de se consacrer à ce domaine. Au cours de l’étude des réactions chimiques, Marc Julia ne perdait jamais de vue la possibilité de parvenir en bout de chaîne à la synthèse de molécules naturelles complexes. Ses approches méthodologiques novatrices lui valurent en la matière de très nombreuses réussites.

Le Professeur Marc Julia a légué à la communauté mondiale des chimistes organiciens une œuvre d’une densité et d’une diversité considérable, où l’inventivité est le maître mot.

L’oléfination de Julia-Lythgoe

Commençons en toute logique par une réaction, dite désormais de (Marc) Julia-Lythgoe, publiée en 1973, permettant de construire sélectivement et de façon efficace une double liaison E.

Elle repose sur l’utilisation innovante d’un groupement phénylsulfonyle fixé sur une chaîne carbonée. Par addition en milieu basique sur un carbonylé suivi d’une acétylation, un mélange d’acétoxysulfones syn et anti est obtenu et isolé. Une réduction éliminative monoélectronique conduit finalement et stéréosélectivement à l’alcène E. Par la suite, Basil Lythgoe s’est consacré très significativement à l’étude du mécanisme et au développement de cette réaction. Il a montré tout particulièrement que la remarquable stéréosélectivité de cette oléfination (c’est-à-dire sa capacité à privilégier un stéréoisomère au cours de la réaction, un enjeu capital pour accéder à la structure recherchée lors d’un processus de synthèse d’une molécule complexe) résultait du mécanisme spécifique de la réduction finale, ce qui a conduit la communauté des chimistes à associer son nom à celui de Marc Julia pour désigner cette nouvelle réaction. Elle figure désormais dans l’arsenal classique de la chimie organique de synthèse. Elle est complémentaire de la célèbre réaction de Wittig, qui conduit souvent à un mélange d’alcènes Z et E, par suite d’un mécanisme d’élimination très différent.

Oléfination de Julia © Wikicommons

En 1991, Sylvestre Julia développe une variante de la réaction d’oléfination de son frère en remplaçant les arylsulfones par des hétéroarylsulfones. Certes, la réaction dite désormais de (Sylvestre)Julia-Kocienski évite une étape d’isolement d’un intermédiaire réactionnel stable mais, l’élimination étant spontanée, à l’instar de la réaction de Wittig, le contrôle de la stéréosélectivité est plus problématique. On gagne d’un côté ce que l’on perd de l’autre. Ces deux oléfinations de Marc et de Sylvestre Julia constituent un corpus célèbre.

Une approche innovante des méthodologies de synthèse

On assiste dans les années soixante à des développements spectaculaires dans l’élucidation des mécanismes de biosynthèse des terpénoïdes (citral, menthol, camphre, cannabinoïdes…), du presqualène, du squalène (un lipide naturellement produit par l’organisme, essentiel dans la biosynthèse du cholestérol, de certaines hormones et de la vitamine D) et des stéroïdes, qui soulèvent de nombreux problèmes synthétiques.

Ces processus enzymatiques progressivement dévoilés, où la valse des alcènes E règne en maître, fascinent Marc Julia. Il décide de s’en inspirer pour développer de façon pionnière de multiples méthodologies de synthèse. À cet égard, sa construction de l’acide chrysanthémique, un insecticide, est un modèle d’élégance. La diméthylallyl phénylsulfone – un analogue bioinspiré du diméthylallyl pyrophosphate – conduit (en une étape !) au chrysanthémate de méthyle par une réaction d’addition 1,4 sur un alcène gem diméthylé porteur d’un carboxylate de méthyle électroaccepteur. L’intermédiaire réactionnel se transforme spontanément en un cyclopropane gem diméthylé, le groupement phénylsulfonyle étant éliminé.

Un travail similaire est développé simultanément par un groupe de Roussel-Uclaf sur des cibles voisines d’intérêt industriel. Cette dualité nucléophile et électrophile de la phénylsulfone élargit son spectre d’action et lui vaut le qualificatif de caméléon chimique. Dans la foulée, le grand chimiste E. Corey développe, la même année, une variante de cette belle réaction en employant un sulfonium. Il n’omet pas de citer le travail pionnier de Marc Julia publié dans le Bulletin de la Société Chimique de France, pourtant peu lu Outre-Atlantique. Une occasion pour signaler que les travaux novateurs de Marc Julia sont largement publiés en langue française dans le Bulletin et dans Tetrahedron. Ils sont néanmoins très cités internationalement, étant incontournables.

L’aspect groupement partant de l’entité phénylsulfonyle est également mis à profit dans la synthèse industrielle de la vitamine A, évoquée par ailleurs, l’élimination en milieu basique étant facilitée dans ce cas par la création d’un ensemble de doubles liaisons. Il y a lieu de parler de l’emploi de la phénylsulfone et non de la réaction de (Marc)Julia-Lythgoe, dans laquelle un réducteur monoélectronique assure l’effacement de la phénylsulfone.

L’utilisation des radicaux libres pour la synthèse organique

Au-delà de cette sélection, Il y aurait nombre d’autres travaux de pionnier de Marc Julia à mettre en avant. Au début des années soixante, l’emploi de la chimie radicalaire, comme outil maitrisé pour la formation de cyclopentanes et cyclohexanes, est devenu un grand classique.

En s’inspirant de la réaction de polycyclisation ionique du squalène, une variante radicalaire de polycyclisation de polyprènes, à l’origine conceptualisée et réalisée par R. Breslow, il faut le reconnaitre, est appliquée de façon inédite par Marc Julia à des polyprènes substitués par un groupement phényl accepteur monoélectronique, ceci avec une exceptionnelle stéréosélectivité (un seul stéréoisomère parmi seize !). Des conditions ont été trouvées dans lesquelles un alcène trisubstitué peut être méthylé avec un sel de diarylmethylsulfonium, en s’inspirant de la méthylation enzymatique des stéroïdes à l’aide de la S-adénosyl méthionine. Notre sélection s’achèvera par un opus de tout premier plan sur un ensemble de réactions de prénylation d’alcènes par action du diméthylvinylcarbinol (l’équivalent de l’isopentényl pyrophosphate en biosynthèse) en milieu acide. Plus que de la bioinspiration, nous avons là un véritable biomimétisme du célèbre couplage enzymatique tête-queue des synthons diméthylallyl et isopentényl.

Crédits photos :

Illustration de l’article : Biofluorescences photographiées en 2015 dans l’archipel des îles Caïmans (cropped) © Wikicommons / D. Gruber, J. Gaffney, S. Mehr, R. DeSalle, J.Sparks, J. Platisa, V.Pieribone

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut