La réception de Batouala

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Article de Ferroudja Allouache, maîtresse de conférences en Littératures françaises et francophones à l’Université Paris-8-Vincennes-Saint-Denis


Comment ne pas voir dans le prix Goncourt décerné en 2021 au Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr un rappel du prix reçu cent ans plus tôt par René Maran pour Batouala ? Écrivain français né en Martinique de parents Guyanais, René Maran est fonctionnaire de l’administration coloniale en Afrique centrale lorsqu’il publie ce roman dénonçant les abus de la colonisation. Le 14 décembre 1921, le roman est distingué par l’Académie Goncourt, mais ce choix fait rapidement scandale. De l’œuvre, il n’est progressivement plus retenu qu’une chose : son auteur est noir. Taxé d’ingratitude par les uns, en décalage avec le mouvement de la Négritude dont il est pourtant considéré comme précurseur, René Maran entre alors dans un long purgatoire littéraire. Enfin débarrassé des polémiques, ce centenaire nous invite à redécouvrir une œuvre qui fut d’abord celle d’un honnête homme, et celle d’un grand écrivain.

On peut se demander si, dans l’histoire de la littérature, s’est (re)produit le phénomène qu’a vécu l’auteur de Batouala en 1921. À peine le nom de Maran a-t-il circulé dans la presse que la distinction par le prestigieux prix Goncourt tourne au scandale. René Maran n’est non seulement pas connu des cercles littéraires mais personne ne s’attendait à ce que ce soit un Nègre de surcroit.

Lorsque le jeune écrivain de 34 ans fait paraitre Batouala, le récit colonial en vogue ayant pour cadre les contrées de l’Empire était principalement l’œuvre de romanciers français, qu’ils y aient séjourné ou pas. Le lectorat était donc habitué aux écrits dans lesquels les personnages noirs sont réduits à leur statut de nègres, indigènes, d’êtres non civilisés, maitrisant peu la langue du maître. Ils étaient objets de discours. Or, Maran s’inscrit à contre-courant de l’idéologie que véhiculait ce courant. Littérairement d’abord, Batouala est une œuvre réaliste dont le style, la langue témoignent d’une esthétique originale ; le point de vue est essentiellement celui de Batouala le Mokondji, chef de village, qui discourt sur les raisons de la présence du Blanc en ses terres, philosophe sur le sens de l’existence, interroge le bien-fondé de la civilisation blanche. Il est sujet de l’histoire telle que lui la perçoit.

Politiquement, ensuite, la correspondance de Maran à ses amis (dont celle à Manoel Gahisto) souligne sa volonté de dénoncer certains travers de l’administration coloniale, engagement dont rend compte sa « généreuse et vigoureuse préface » (Henri de Régnier, 31 octobre 1921) que d’aucuns jugent violente, méchante (cf. les articles de L’Écho d’Alger, Paris-Midi, Le Temps).

La réception du roman marque un tournant dans l’histoire littéraire nationale et, plus tard francophone (il sera considéré comme pair et précurseur de la Négritude par Senghor lors de l’hommage rendu en 1965), puisque pour la première fois un Nègre – pourtant administrateur, donc français – reçoit une telle distinction. Aussi, la reconnaissance ne va pas sans heurts. Maran est d’abord attaqué sur sa couleur de peau, critère racial d’importance à l’époque, qui l’accule à un statut qu’il n’a pas choisi, celui de nègre, de race inférieure de fait. Pour beaucoup, cette caractéristique ne lui permet pas de critiquer le pays qui lui a permis d’accéder à la civilisation. Maran est assigné à une dette, à ce qu’il doit à la Patrie, ad vitam aeternam.

Cela explique sans doute la difficulté à accepter la reconnaissance du roman, véritable inattendu littéraire et donc sa forte politisation (le titre de L’Écho d’Alger daté du 29 déc. en est éloquent : « Un éreintement littéraire »), ce qui concourt à faire rapidement de l’œuvre un problème d’État : c’est « l’affaire Batouala ». L’avènement littéraire devient un événement politique : journalistes de tout bord crient au scandale de Batouala, attaquent les membres de l’Académie Goncourt ou dénoncent encore une préface jugée haineuse et servant de propagande à l’ennemi allemand. Les tensions politiques se manifestent par organe de presse interposé : Félicien Challaye de L’Humanité règle ses comptes avec Paul Souday du Temps. Et dès janvier 1922, les chroniqueurs farouchement anti-Maran réclament du Ministère des colonies une enquête et exigent que Maran soit dessaisi de ses fonctions (cf. Le Gaulois du 17 février 1922).

Jugé antipatriote, Maran se retrouve sur le banc des accusés aux côtés de Zola, Maupassant et d’autres (cf. les chroniques de Maurice de Waleffe dans Paris-Midi, 28-29 déc.).

L’œuvre sombre dans l’abîme de l’histoire malgré une activité littéraire abondante de l’auteur (essai, poésie, récits, radio…). Batouala ressuscitera en 2002 au programme de français des classes de lycée.

 

À lire : 

ALLOUACHE, F., Archéologie du texte littéraire dit « francophone » 1921-1970, Paris : Classiques Garnier, 2018.

ALLOUACHE, F., « Impossible généalogie littéraire de René Maran », Continents manuscrits [En ligne], 17 | 2021: http://journals.openedition.org/coma/7064 ; DOI : https://doi.org/10.4000/coma.7064

RUBIALES, L. Notes sur la réception du Goncourt 1921 en France. Francofonia 14, 123-145, 2005. https://www.researchgate.net/publication/277235406_Notes_sur_la_reception_du_Goncourt_1921_en_France

SENGHOR, L. S. René Maran, Précurseur de la Négritude. Hommage à René Maran, Paris, Présence africaine, p. 9-13, 1965.

 

Crédits photos :

Illustration de l’article : Carte postale de René Maran à Charles Barrailley (1914) © Bibliothèque numérique Manioc/Université des Antilles/Bibliothèque municipale de la Ville de Bordeaux.

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