Le Dictionnaire des idées reçues : originalité et place dans l’œuvre de Flaubert

RETOUR AU DOSSIER

Article de Biagio Magaudda, professeur à l'université La Statale de Milan


 

Les manuscrits du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert sont conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen sous les cotes ms.g227, f°1-19 (manuscrit B), ms.g227, f°20-59 (manuscrit A) et  ms. g228, f°1-26, (manuscrit C). Grâce à l’édition électronique des dossiers documentaires de Bouvard et Pécuchet, dirigée par Stéphanie Dord-Crouslé, il est désormais possible de consulter en ligne les trois manuscrits inachevés aux statuts très différents : https://www.dossiers-flaubert.fr/.  Le « manuscrit a », reconnu par les chercheurs comme le dernier et le plus complet, a fourni la base de plusieurs éditions critiques du texte.

Le Dictionnaire des idées reçues a été publié posthume pour la première fois en 1910 en appendice à l’édition Conard de Bouvard et Pécuchet, d’après le texte que E. L. Ferrère a établi à partir du manuscrit qu’il a découvert à la villa Tanit chez la nièce de Flaubert. En 1913 Ferrère publie la première édition séparée du « manuscrit a ».

Quand Flaubert commence la rédaction du Dictionnaire des idées reçues, il avait un objectif bien précis et sa Correspondance en témoigne à plusieurs reprises : critiquer les hypocrisies, les préjugés et les lieux communs de son époque, ironiser sur les croyances de ses contemporains.

Le Dictionnaire apparaît comme un morceau de la copie de Bouvard et Pécuchet ; en effet, dans un feuillet du Carnet 19, qui contient les scénarios primitifs du roman, Flaubert écrit la note de régie suivante « Insérer dans leur copie : Le Dictionnaire des idées reçues, L’album de la Marquise » (voir les Carnets de travail de Gustave Flaubert, édition établie par Pierre Marc de Biasi, Balland, Paris 1988, p. 281). Flaubert charge donc ses deux bonshommes Bouvard et Pécuchet de cette tâche complexe qui doit rassembler les bêtises humaines.

L’originalité de cette œuvre inachevée tient tout d’abord à sa forme, le dictionnaire, ouvrage reconnu depuis toujours comme une source inépuisable et autorisée d’informations et de savoirs. Selon l’écrivain, la structure du dictionnaire pouvait faire ressortir l’autorité des idées reçues et leurs contradictions. Mais ce qui fait de cette œuvre un chef-d’œuvre d’originalité est la manière dont Flaubert sélectionne les articles et les moyens linguistiques et rhétoriques qu’il utilise pour atteindre son objectif : l’ironie, le sarcasme, la structure impersonnelle, les allusions équivoques de certains articles à double entente font loi dans un ouvrage destiné à fustiger les contemporains de l’écrivain.

Les citations proviennent en général des conversations, des débats scientifiques, des discours politiques qu’on prononçait à l’époque de Flaubert et qui témoignent de la circulation de certaines idées au XIXe siècle : le Dictionnaire est le miroir d’une société en transformation qui discute sur des sujets contemporains et se pose des questions.

Les champs lexicaux auxquels appartiennent les entrées sélectionnées par Flaubert concernent les domaines les plus disparates : catégories professionnelles, art, littérature, langue, histoire, politique, grands hommes, alimentation, maladies, sentiments, institutions, objets concrets, notions abstraites… rien n’échappe à la vengeance de Flaubert et à sa volonté de recueillir et détruire les préjugés de son époque.

L’absurdité des raisonnements est mise en évidence par les définitions des notices qui n’ont rien à voir avec celles que nous trouvons normalement dans un dictionnaire de langue et elle est consolidée par le mécanisme de la répétition comme Anne Herschberg Pierrot l’a souvent mis en évidence dans ses éditions critiques du Dictionnaire: « Alcoolisme », « Débauche », « Estomac », « Tabac » sont les causes de toutes les maladies ; en revanche « Mariage de Figaro », « Franc-maçonnerie », « Philippe d’Orléans » sont les causes de la Révolution française.

Quoi qu’il en soit, chaque citation, isolée et privée de son contexte, favorise ce sentiment d’égarement chez le lecteur et contribue à renforcer cette idée d’absurdité qui domine la société de l’époque et l’être humain.

Comme de nombreux chercheurs l’ont démontré dès le début du XXe siècle, il existe des liens profonds entre le Dictionnaire des idées reçues et l’œuvre de Flaubert. Si nous examinons par exemple trois chefs-d’œuvre de l’écrivain Madame Bovary, L’Éducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet, nous serons étonnés de découvrir des répliques et des idées qui évoquent les notices du Dictionnaire. Ces rapprochements définissent la place de cet ouvrage dans les autres œuvres de Flaubert et les rapports très étroits qui les unissent. L’exemple qui suit est éloquent :

 

BRAS.

« Pour gouverner la France, il faut un bras de fer   » (Dictionnaire des idées reçues, éd. établie par Anne Herschberg Pierrot, Livre de poche classique, 1997, p. 55).  

« M.  Roque voulait pour gouverner la France « un bras de fer »   (L’Éducation sentimentale, éd. Gallimard, Folio Classique, 2012, p. 453). 

« Et je vous soutiens que la France veut être gouvernée par un bras de fer !  » (Bouvard et Pécuchet, éd. établie par Stéphanie Dord-Crouslé, GF Flammarion, 2008, p. 241). 

 

Le Dictionnaire apparaît donc comme un réservoir précieux de matériaux utiles pour établir la psychologie des personnages, la description d’un milieu particulier, les attitudes et les opinions de l’époque.

Ces définitions resurgissent dans les discours de Homais, de Charles Bovary, de Frédéric Moreau, d’Arnoux, de Bouvard et Pécuchet. Chaque article est la synthèse d’une série d’observations, de jugements, de constations de la part de gens provenant de différentes couches sociales.

Le Dictionnaire des idées reçues, livre des vengeances qui a demandé un travail de style très méticuleux, dialogue constamment avec toutes les œuvres de Flaubert et constitue pour le lecteur commun, tout comme pour les chercheurs, une excellente référence pour saisir en profondeur certains aspects de la pensée complexe et fascinante de l’écrivain normand.

 

À lire :

Revue Flaubert n°19, dirigée par Biagio Magaudda, Flaubert, le Dictionnaire et les dictionnaires, 2021

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut