Le Spleen de Paris, pendant des Fleurs du Mal

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Entretien écrit avec Robert Kopp, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, doyen de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Bâle


Le Spleen de Paris, de Charles Baudelaire, rassemble une cinquantaine de courtes pièces en prose. Œuvre inachevée, elle a été pensée comme un « pendant » des Fleurs du Mal, mais un pendant en miroir inversé, à la fois par le choix de la prose et par l’apparente absence d’organisation du recueil. À l’occasion de la publication du Spleen de Paris chez Gallimard en 2006, dans une édition établie et présentée par Robert Kopp, celui-ci répondait aux questions de Canal Académies.

– Le Spleen de Paris porte en sous-titre : « Petits poèmes en prose ». Comment Baudelaire concilie-t-il ces deux mots : « poème » et « prose » ?

À l’époque de Baudelaire, et d’ailleurs en partie à la nôtre, ces deux termes sont antinomiques. La poésie est liée au vers depuis l’Antiquité, et il n’y a pas de plus ancienne distinction en littérature que celle qui distingue le langage des dieux, qui est versifié, du langage des hommes, qui sert à la communication quotidienne, et qui est la prose. Comment faire de la poésie en prose ? À peine Les Fleurs du Mal terminées, apparaît dans la correspondance de Baudelaire l’idée d’un recueil de poèmes en prose qui n’a pas encore de titre et qu’il désigne parfois par « poèmes nocturnes », « le promeneur solitaire », « le rôdeur parisien » et finalement « le spleen de Paris ». Mais il ne s’agit pas d’écrire une prose musicale, comme de nombreux auteurs s’y sont essayé, de Fénelon à Chateaubriand ; c’est même le contraire. Dans sa préface au Spleen de Paris, Baudelaire dit : « Qui n’a rêvé, surtout au contact des grandes villes modernes, d’une prose sans rythme et sans rime. » En 1862, pour une fois – car la critique n’était pas très amène avec lui -, un de ses amis, Théodore de Banville, a dit : Il y a un véritable événement littéraire qui a lieu, voilà une poésie totalement neuve.

– Dans quelles conditions Le Spleen de Paris a-t-il été rédigé et publié par Baudelaire ?

Baudelaire n’a pas eu le temps de finir son ouvrage. Il avait l’intention de réunir cent poèmes en prose, mais il n’en a fait qu’une cinquantaine, qu’il a donné à des revues et à des journaux. C’était un peu l’habitude à l’époque que de donner des morceaux d’un futur recueil à la presse. Nous connaissons certaines listes de titres, nous connaissons des ébauches, nous pouvons essayer de dessiner à peu près le contour de ce volume qui est à la fois posthume, et incomplet. Baudelaire a voulu faire du Spleen de Paris le « pendant » des Fleurs du Mal : c’est le terme qu’il utilise le plus souvent dans sa correspondance. Mais Les Fleurs du Mal ont été conçues selon un plan extrêmement savant. Baudelaire a toujours insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’un recueil, d’une gerbe de poèmes qu’on nouerait ensemble, mais qu’il y avait une sorte d’itinéraire spirituel très savamment calculé, une architecture, à travers les différentes sections des Fleurs du Mal et d’un poème à l’autre. Au contraire, le recueil du flâneur parisien peut se lire dans le désordre.

– Ces poèmes évoquent-ils tous Paris ? Sont-ils véritablement « les rêveries du flâneur parisien » ?

Les deux aspects les plus importants du recueil sont le décor de la grande ville de Paris, et le côté onirique. Ce n’est pas une description réaliste, mais ce sont des rêveries, et même des divagations parfois. Baudelaire établit un lien très précis entre cette poésie prosaïque et la grande ville, qui est en pleine transformation pour devenir la grande ville des foules anonymes. Le décor parisien est là tout le temps, incidemment, quand on dit « dans tel jardin public », « sur le boulevard », que l’on parle d’une lumière ou d’une rencontre… Mais c’est un décor fantasmagorique et à travers ce décor, le promeneur déambule et sent le temps s’en aller. Et le temps est le grand ennemi. Le temps qui finit par avoir raison de tout, le temps « qui mange la vie ». Le bonheur, ce serait de pouvoir arrêter le temps, de pouvoir être à l’unisson avec le monde qui nous entoure, avec l’être aimé, mais il y a toujours le temps qui nous rappelle à la triste réalité, à la misère de notre condition d’être humain. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque de Baudelaire, sous le IIe Empire, Paris s’est transformé de fond en comble : on a passé de douze à vingt arrondissements, et on a tracé à travers le tissu urbain de la vieille ville les boulevards que nous connaissons actuellement. Pendant une vingtaine d’années, Paris a ressemblé à un gigantesque chantier.

– Baudelaire a beaucoup écrit sur le vin ainsi que sur d’autres moyens d’évasion : l’un de ces poèmes en prose s’intitule « Enivrez-vous ». Pour Baudelaire, l’ivresse est-elle symbolique ?

L’ivresse est une réponse au temps : comment oublier le temps ? Par l’ivresse, l’on se trouve au moins momentanément en accord avec soi-même, avec le monde. Cette ivresse peut être de toute sorte. La plus banale est celle procurée par l’alcool. Baudelaire a aussi eu recours à d’autres ivresses, celles du haschich et de l’opium, mais il a toujours insisté sur la dureté des réveils, sur la désintégration de la volonté, sur le fait que cette ivresse procure l’oubli mais n’assure pas la création. Enivrez-vous pour oublier, dit-il. Mais le mieux, ce serait une ivresse poétique, car c’est la seule ivresse licite, la seule dont on voit au réveil qu’elle a produit un résultat, c’est à dire un poème, qui assure donc non seulement la survie, mais qui procure une sorte d’éternité, puisque cette œuvre vit toujours, un siècle et demi après.

Pour en savoir plus : Écouter l’entretien en intégralité sur Canal Académies

À lire :

Robert Kopp, Baudelaire, le soleil noir de la modernité, Paris, Gallimard, coll. “Découvertes”, 2004

Robert Kopp, Charlotte Manzini, Jérôme Farigoule, Sophie Eloy, L’Œil de Baudelaire, Paris Musées, 2017

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