La défaite vue par Daumier

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Article de Yves Bruley, Maître de conférences h.d.r. à l’École Pratique des Hautes Études.


Honoré Daumier, sans doute le plus grand dessinateur de presse du XIXe siècle français, était un républicain ardent. Ses lithographies pendant la guerre de 1870 font référence aux soldats de la Révolution. La guerre oppose à ses yeux deux principes, la république et la monarchie, dont la Prusse militariste est la caricature.

La carrière de Daumier (1808-1879), qui couvre une quarantaine d’années (de 1832 à 1872), coïncide avec le grand développement de la presse en France, notamment de la presse satirique. L’immense majorité de ses lithographies ont paru dans Le Charivari, fondé en 1832 

Daumier est surtout une grande figure du républicanisme. Toute sa vie, il a combattu pour les libertés et pour la république. Son combat politique n’est pas strictement français : il s’est toujours posé en contempteur de toutes les monarchies et de toutes les tyrannies. Homme de gauche, il défend la cause des nations opprimées : il prend parti pour les Polonais contre les Russes, pour les Irlandais contre les Anglais et surtout pour les Italiens contre les Autrichiens. Mais il est intéressant de noter que ce grand partisan de l’unification italienne a été un adversaire résolu de l’unification allemande menée par la Prusse. On peut sur ce point le rapprocher d’Alexandre Dumas, italophile passionné, soutien actif de Garibaldi mais adversaire fougueux des Prussiens. 

La guerre de 1870 surprend Daumier, comme tout le monde, même si depuis des années, il multipliait les dessins contre le militarisme de la Prusse. Après la proclamation de la République, il ne manque pas de faire porter à l’Empire déchu la responsabilité de la guerre (sa lithographie du 19 octobre 1870 montre un champ de ruines avec cette légende : « L’Empire, c’est la paix »). Très représentatif de sa pensée est le dessin du 7 septembre, intitulé « Chacun son tour » (Ill. 1), où l’on voit le soldat de 1870 et celui de 1792 : pour Daumier, la guerre dans sa deuxième phase, après la chute de l’Empire, est la suite des guerres de la Révolution contre l’Europe monarchique. 

Pendant l’hiver 1870-1871, Daumier oppose la République française, même vaincue, et la tyrannie prussienne. Ainsi, son dessin du 21 janvier 1871 (au lendemain de la proclamation de l’Empire allemand à Versailles) représente Guillaume Ier et d’autres souverains brusquement illuminés par un soleil où apparaît le mot République. Avec cette légende énigmatique : « Leur Mané, ThecelPharès » (Ill. 2). Sur le plan visuel, il s’inspire d’une peinture de RembrandtLe Festin de Balthasar, dont il a accentué l’effet de clair-obscur. Le sens du dessin est à chercher dans le Livre de Daniel : Le roi de Babylone festoie avec l’argenterie prise au temple de Jérusalem par Nabuchodonosor. Lui apparaît une inscription en hébreu qu’il ne comprend pas. Daniel l’interprète : MeneTekelUpharsin, c’est-à-dire : « Compté, pesé, divisé. » Compté : les années de ton règne sont à leur terme. Pesé : pesé dans la balance tu ne fais pas le poids. Divisé : ton royaume sera livré aux Mèdes et aux Perses. Et le roi meurt dans la nuit ; Babylone est prise. Ici, le roi de Babylone est le roi de Prusse ; la prédiction est celle de la victoire finale de la République sur tous les monarques. Le Credo de Daumier. 

Avant même 1870, Daumier avait dénoncé l’unification allemande comme un asservissement. Il continue évidemment pendant la guerre : le 26 décembre, par exemple, il représente Bismarck dans un carrosse, debout à l’arrière sont trois rois allemands, réduits par la Prusse à l’état de laquais. Légende : « Comment Bismarck comprend l’unité allemande ». Mais l’image la plus frappante est celle du 17 mars 1871 (Ill. 3), la veille du déclenchement de la Commune, où Daumier représente le soleil de la liberté caché par le casque à pointe prussien, avec cette légende : « L’éclipse sera-t-elle totale ? ». Sur le globe terrestre, il n’a pas représenté la France, il a écrit : « Europe. » On s’en souviendra en 1914. 

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