Premier roman du cycle des Rougon-Macquart

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Par Caroline Garde-Lebreton, agrégée de lettres modernes, chargée de mission à France Mémoire.


Lorsqu’en octobre 1871, Émile Zola publie La Fortune des Rougon, le Second Empire vient de finir au terme d’une « année terrible » marquée par la cuisante défaite de la France face à la Prusse, et par une guerre civile. Mais La Fortune des Rougon est d’abord un commencement. Premier des vingt volumes qui composent le grand cycle des Rougon-Macquart, ce roman raconte le moment où, par la « faute » originelle d’une ancêtre – Adélaïde Fouque -, la famille Rougon-Macquart se divise en deux branches : celle de Pierre Rougon, le fils légitime, et celle des Macquart, née des amours clandestines d’Adélaïde avec un contrebandier. Cette division de la famille et la lutte fratricide qui s’ensuit coïncident aussi avec l’avènement du Second Empire, en 1851, vingt ans avant la publication du roman. Bien que salué par la presse, le roman peine à trouver ses lecteurs à sa sortie en raison de ce décalage, l’ancrage historique du roman se trouvant comme effacé par les traumatismes récents, et la critique politique limitée dans sa portée par la chute du Second Empire.

L’insurrection du Var comme ancrage historique

Plus qu’une simple toile de fond, le Coup d’État de 1851 et l’épisode secondaire de l’insurrection du Var fournissent les circonstances qui permettent aux deux personnages centraux, Pierre et Félicité Rougon, médiocres marchands d’huile, de se hisser parmi les notables. Dans le roman, la chronologie des faits historiques subit une légère distorsion temporelle mais elle est conforme à la réalité : le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon Bonaparte s’empare du pouvoir sans rencontrer de résistance majeure. Dans le massif des Maures cependant, des Républicains se rassemblent et remontent vers le nord, espérant se rallier à d’autres insurgés. Le 7 décembre, ils traversent la sous-préfecture de Lorgues avant de gagner Salernes, puis Aups. Ils y sont presque tous massacrés ou arrêtés le 10 décembre par l’armée gouvernementale.

Par un procédé de transposition cher à Zola, Lorgues devient Plassans. La description que l’auteur en donne est cependant plus conforme à sa ville natale d’Aix-en-Provence, par sa couleur politique très conservatrice et par sa topographie, avec ses trois quartiers bien distincts : celui de la noblesse, la ville neuve, et le vieux quartier populaire. Grâce à d’abondants retours en arrière, Zola fait tenir dans les sept chapitres du roman toute la vie d’Adélaïde et trois générations de Rougon-Macquart – les enfants et petit-enfants d’Adélaïde -, tout en concentrant l’essentiel de l’action à Plassans, dans les quelques jours que dure l’insurrection. Les trajectoires des différents personnages forment autant de fils narratifs entrelacés. L’auteur choisit d’amorcer d’abord l’histoire de Miette et Silvère : unis par leur jeunesse, leur amour réciproque, leurs misères sociales et familiales, leur naïveté, des sentiments très purs où se mêlent la générosité et le désespoir, ils rejoignent la colonne des insurgés. La grâce touchante de leur idylle, leur destin sacrificiel et tragique, convoquent d’autres souvenirs littéraires : les rendez-vous secrets de Marius et Cosette dans le jardin de la rue Plumet, ou Gavroche tombant sous les balles.

Théorie scientifique et créativité littéraire

À l’opposé de Miette et Silvère, Pierre et Félicité Rougon forment un couple de petits bourgeois aigris dont le minable « salon jaune » est devenu en 1848, à la révolution, le rendez-vous du parti réactionnaire. Instruit depuis Paris par son fils Eugène, manipulé par son épouse et le marquis de Carnavant, Pierre se fait passer pour le sauveur de la ville face à une poignée d’insurgés – la « reconquête » de Plassans, au chapitre 6, est une désopilante parodie d’épopée -, s’attirant la reconnaissance éperdue de ses concitoyens et la faveur du nouveau gouvernement. Autour de Pierre et de Félicité, gravitent les personnages d’une « comédie humaine » aussi cocasse que ridicule. Balzac, après Hugo.

Le réseau des personnages, que nous n’évoquerons pas tous ici, étend déjà ses ramifications en direction des volumes futurs. “Je veux expliquer, écrit Zola dans la préface de La Fortune des Rougon, comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société […] Je tâcherai de trouver et de suivre, en résolvant la double question des tempéraments et des milieux, le fil qui conduit mathématiquement d’un homme à un autre homme. Et quand je tiendrai tous les fils, quand j’aurai entre les mains tout un groupe social, je ferai voir ce groupe à l’œuvre comme acteur d’une époque historique.”

Après la préface de Thérèse Raquin en 1868, ce texte est le second où Zola évoque « les lois de l’hérédité », plaçant la théorie scientifique au cœur de son projet littéraire. Le naturalisme de Zola s’inscrit dans le sous-titre des Rougon-Macquart, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». Il s’illustre dans des portraits où abondent les traits d’un déterminisme qui est à la fois génétique, social, et même historique, la fiction se voulant l’illustration, au travers du cas particulier de la famille Rougon-Macquart, des lois générales du genre humain : la littérature appliquée à la science. Mais l’inverse est également vrai, et le naturalisme de Zola est une matrice d’où jaillit toute la puissance imaginative de l’écrivain, chaque « fil » semblant en définitive se nourrir de sa vitalité intrinsèque, de son propre potentiel créatif. Peut-être parce qu’il est, justement, le roman d’un jeune auteur à l’aube d’un grand projet littéraire, La Fortune des Rougon, dans sa complexité narrative et le contraste de ses couleurs, en offre un exemple particulièrement saisissant.

À lire :

Henri Mitterand, Zola, Paris, Fayard, 1999

Henri Mitterand, Zola et le Naturalisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1986

Lectures de Zola. La Fortune des Rougon, ouvrage co-dirigé avec Émilie Piton-Foucault et Henri Mitterand, Presses universitaires de Rennes, 2015

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