« Mais enfin qu’est-ce qu’elle veut ? » Madame de Staël, une femme de lettres contre Napoléon

RETOUR AU DOSSIER

Yves Bruley, Maître de conférences h.d.r. à l’École Pratique des Hautes Études, Directeur de France Mémoire


 

Germaine de Staël (1766-1817), fille de Necker et épouse d’un diplomate suédois, le baron de Staël-Holstein, amie de Benjamin Constant et des libéraux fut une opposante résolue de Napoléon, au nom des idéaux de la Révolution et d’une vision de l’Europe très éloignée de celle de l’Empereur. L’un et l’autre sont depuis deux siècles deux sources d’inspiration opposées pour les idées politiques, la société et les lettres.
 

Pourquoi une telle hostilité entre l’homme le plus puissant et la femme la plus intelligente d’Europe ? 

Germaine de Staël et Napoléon Bonaparte sont à peu près contemporains. Ce sont deux enfants du siècle des Lumières, qui ont adopté en 1789 les idéaux de la Révolution avant d’être les figures parmi les plus en vues du Paris du Directoire. En janvier 1798, Talleyrand, ministre des Relations extérieures du Directoire, avait ménagé une entrevue entre le général Bonaparte, déjà glorieux dans la République, et cette autre gloire de Paris qu’était Germaine de Staël. « – Général, quelle est pour vous la première des femmes ? lui demande-t-elle. Il répond : – Celle qui fait le plus d’enfants, Madame. » D’un côté une femme de lettres admirée pour son esprit et passionnée par la politique. De l’autre un homme pour qui la politique est une affaire d’hommes qui ne souffre pas les discussions de salon. Leur détestation fut réciproque. Germaine de Staël est la fille de Necker, elle a grandi parmi les esprits les plus élevés d’Europe et est devenue très tôt l’interlocutrice des réformateurs à Paris. On a pu dire qu’en 1789, elle était « reine à Paris de la France qui vient, comme Marie-Antoinette était reine à Versailles de la France qui s’en va ». Elle doit fuir en Angleterre de 1793 à 1797 et se rêve à nouveau en inspiratrice d’une république modérée et libérale. Le coup d’État de Brumaire met fin à ses espérances.  

 

Bonaparte a su alors rallier beaucoup de figures de la Révolution. Pourquoi pas Madame de Staël ?  

Dès l’arrivée au pouvoir de Bonaparte, Germaine de Staël fait de son salon un repaire d’opposants libéraux. Elle affirme avoir inventé le mot « vulgarité », en pensant au Premier Consul. Il charge son frère Joseph d’une ambassade auprès de son adversaire : « Pourquoi Madame de Staël ne s’attache-t-elle pas à mon gouvernement ? Qu’est-ce qu’elle veut ? ». Elle répond à Joseph : « – Il ne s’agit pas de ce que je veux, mais de ce que je pense. Ce qui caractérise le gouvernement de Bonaparte, c’est un mépris profond pour toutes les richesses intellectuelles de la nature humaine : vertu, dignité de l’âge, religion, enthousiasme ; il voudrait réduire l’homme à la force et à la ruse et désigner tout le reste sous le nom de bêtise ou de folie. » Ce que veut Germaine de Staël, c’est résister au pouvoir absolu, analyser la politique, penser les institutions comme la littérature dans la France et l’Europe postrévolutionnaire. Et la condition du travail de l’écrivain, c’est la liberté. Cette pensée structure son premier grand livre, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, paru en 1800. En 1803, Bonaparte lui interdit de séjourner à Paris. Elle se réfugie dans le château familial de Coppet, sur le Léman, qui devient le rendez-vous de ses amis et admirateurs, mais surtout d’opposants à Napoléon.  

 

Ses essais et romans sont des succès européens. En quoi l’Europe de Madame de Staël s’oppose-t-elle à celle de Napoléon ? 

Son Europe porte en germe le romantisme du XIXe siècle, tandis que l’Europe de Napoléon est marquée par le XVIIIe siècle ; on pourrait la dire « néoclassique ». Napoléon pense qu’en faisant reculer la féodalité et la religion, en apportant des institutions modernes et le Code civil, les peuples conquis ou soumis par la France accepteront cette domination. Il se trompe assez largement. Madame de Staël, quant à elle, porte un regard que nous appellerions aujourd’hui « culturel ». Elle voyage en Italie puis en Allemagne, où elle rencontre les plus grands auteurs et artistes. Elle étudie les liens entre la littérature, les mœurs et les conceptions politiques. Elle ne s’intéresse pas seulement aux sources antiques, mais aussi aux littératures du nord de l’Europe, sans lesquelles on ne peut penser un véritable esprit européen. Il ne s’agit pas d’opposer les peuples mais plutôt de faciliter les échanges : les Français ne connaissent pas l’Allemagne, il faut la leur révéler. Elle a vu ce que Napoléon n’a pas su voir, l’importance des cultures nationales, dans un esprit non nationaliste mais sincèrement européen. L’Empereur fit interdire De l’Allemagne, paru en 1810, et détruire tous les exemplaires imprimés. Mais l’avenir a donné raison à Germaine de Staël bien plus qu’à Napoléon. Entre les deux, l’esprit le plus visionnaire, c’est elle. 

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut